« Que sais-tu de la cordillère, dit la chanson… toi qui es né si loin. Il faut connaître la pierre qui couronne les glaciers, et parcourir, muet, les chemins du silence. » La voix du chanteur sur la place de Copiapó, rassemble les passants. Des passants qui ont les yeux injectés de sang, rouges, la peau tannée, les rides profondes. Des mineurs. Ils viennent tout juste de manifester.
La presse du monde entier est là, dans la ville ou sur les chemins qui mènent à la mine San José, mais elle ne s'intéresse pas à eux. Eux qui crient à l'injustice, parce qu'ils demandent que l'entreprise minière San Esteban (celle qui possède la mine San José) leur paye le salaire du mois de septembre et qu'elle leur remette leur solde de tout compte pour pouvoir, enfin, chercher du travail ailleurs.
Les journalistes passent devant sans poser de question
Le show est ailleurs. Les propriétaires de San Esteban le savent et en profitent ; ils disent être des « victimes », et expliquent à qui veut les entendre qu'ils vont devoir fermer boutique, se mettre en faillite. Manque de bol, un technicien qui a travaillé plus de deux mois autour des machines de sondage qui se sont affairées nuit et jour pour faire sortir les 33 mineurs, a lâché l'information à la presse locale : les forages ont mis à jour de nouvelles veines de la mine San José. D'or et de cuivre.
Les « dueños de la mina », (les patrons de la mine) de San Esteban ne pourront plus parler de faillite. Il va falloir payer. Et payer cher. Les familles des 33 mineurs se sont regroupées, elles ont pris un avocat.
Le tableau semble sorti du Moyen-Age
Les méchants proprios qui exploitent les mineurs, se remplissent les poches et se fichent des conditions de sécurité. Un cliché ? Ailleurs, on pourrait le dire, oui. Mais pour le Chili du XXIe siècle, qui connaît bien les conditions de travail des mines de petite et de moyenne taille, dans ce secteur qui lui rapporte la majeure partie de ses devises, c'est une réalité.
Pourtant, dans la même région, d'autres propriétaires, aussi puissants et argentés que ceux de San Esteban, comme Leonardo Farkas, adulé par les mineurs, donnent généreusement aux plus démunis. « Pour se faire voir », diront ses détracteurs. N'empêche. Farkas que les pauvres du Chili regardent comme un Robin des Bois, donne, et n'arrête pas de donner. Lui aussi a été mineur et fils de mineur. Et son discours pourrait être le suivant : « Moi je donne et je suis encore très riche. Si les autres propriétaires des mines faisaient la même chose, on pourrait combattre la pauvreté. »
Ça y est, ils sont sortis !
Le président chilien Sebastián Piñera a tiré tous les bénéfices du spectacle, les sondages ont grimpé à toute volée. Il aura été « le premier » à leur parler devant les caméras, « le premier » à leur donner l'accolade, « le premier » à leur présenter sa femme… tout comme les grandes marques internationales ont voulu être « les premières » à leur avoir envoyé du shampoing, de la mousse à raser, des baskets… et les journalistes « les premiers » à recueillir le premier baiser, la première sortie dans la rue, le premier verre de vin, le premier réveil…
Mais demain ? Demain ils seront aussi les premiers à les oublier. Comme on a oublié les 23 autres mineurs, morts et officiellement enregistrés (sans compter les autres qui n'auront pas été déclarés) dans les mines chiliennes en 2009.
Qu'en pensent « los 33 » ?
Les 33 mineurs attrapés depuis le 5 août après un éboulement d'une masse pesant environ 700 000 tonnes, n'en attendaient pas tant. Eux, ce dont ils rêvaient, c'était d'abord qu'on les trouve, puis qu'on les sorte vivants de l'enfer. Ils ont résisté, ils ont tenu le coup. Et leur arrivée, après ce long tunnel-cordon-ombilical qui les reliait à la lumière de cette nuit du 13 octobre, est un véritable hommage à la vie. Un hommage qu'ils ont (et nous avec eux, en direct), vécu avec les tripes. Et ce malgré le spectacle, le show et tout le reste.
Aujourd'hui, la fête les prend, ne les laisse pas s'échapper, mais au fond d'eux, quelque chose semble éteint. Ça se voit, ça se palpe. Il suffit de les regarder quand la caméra s'écarte. Les yeux qui se perdent dans le vide. Le rictus, le sourire forcé.
Quelques mineurs ont compris que les médias en soif de stars, leurs jetaient des paillettes, et qu'il faut en profiter tant que ça dure. La plupart ont saisi qu'ils pouvaient monnayer leur histoire à coups de millions pour s'assurer un avenir moins sombre que celui d'un simple mineur. Et qui songerait à s'en offusquer, après deux mois d'un cirque qui a rapporté des milliards à toutes les entreprises qui ont su en profiter…
D'autres s'enferment derrière des lunettes sombres, se protègent. Mais ça, il n'y a que les très proches parents qui le voient. Le cauchemar des 33 mineurs n'est pas vraiment terminé. A partir de maintenant, un autre cauchemar commence, celui qui consiste à faire face aux images du fond qui reviendront toujours, d'intégrer ce vécu pour qu'il ne les submerge pas, qu'il ne les empêche pas de vivre.
La fascination du monde entier peut facilement se
comprendre : l'événement fait appel à notre inconscient collectif, à la
peur de mourir étouffé, à l'angoisse du noir, de se trouver dans les
profondeurs de la Terre, au milieu de nulle part, entre roc et pierre,
seul. L'angoisse prend à la gorge parce qu'on s'identifie à l'être,
enfermé, à 700 m sous terre. Et ce n'est pas qu'un chiffre 700 m. Il
suffit de regarder par le hublot de l'avion, quand il décolle, pour
s'apercevoir qu'à cette hauteur-là, l'être humain est plus petit qu'un
petit point. Et d'imaginer l'inverse : être dans un lieu obscur, fermé,
et regarder vers le haut sans voir la lumière…
En marge du « spectacle », le quotidien du monde des mines
Je viens de passer du temps à Copiapó. Mais je suis partie quand la horde des journalistes est arrivée (2 000 à 2 500 personnes semble-t-il), trois jours avant le sauvetage. Et ce qui m'a frappé, c'est le drame humain du monde des mineurs qui s'y déroulait, en marge du show médiatique.
L'histoire des mineurs, c'est leur difficile accès à l'éducation, ce qu'ils transmettent à leurs enfants, la fierté d'être mineur, la réputation d'aimer profiter de la « belle vie », de boire, de tout dépenser le 15 du mois, dans les bars et chez les filles… Cette histoire, est celle de familles pauvres pour la plupart, dont les hommes s'engouffrent dans les mines et y retournent toujours, malgré les accidents, malgré la peur. C'est l'histoire d'hommes qui se taisent quand il y a un accident, de peur de perdre leur emploi et ne plus pouvoir nourrir leur famille.
Même si le mineur y gagne en moyenne plus que dans d'autres métiers (surtout s'il a reçu une formation et encore plus s'il est ingénieur), le monde des mineurs n'a rien d'enviable. Plusieurs femmes m'en ont parlé, qui appartiennent à des milieux sociaux très différents. Leur témoignage est aujourd'hui écrit noir sur blanc. Un moyen de rendre hommage à leur dignité, à cette force qu'elles ont affiché depuis le début et jusqu'à la fin. Pour elles, ce drame n'était pas un spectacle : elles étaient là parce qu'il y avait, sous terre, un mari, un père, un frère.
Le manque de sécurité n'est pas un problème nouveau
Le Chili, pays à tradition minière, le premier producteur de cuivre (une production qui représente un tiers de l'offre mondiale), ne découvre pas le problème de sécurité. Il le connaît depuis des siècles.
Il est absolument inconcevable que des institutions de l'Etat chilien puissent tenir le discours du « je ne savais pas », et encore moins du « nous sommes responsables mais pas coupables ». C'est pourtant ce qu'elles font en se renvoyant la balle : les uns auraient reçu des pressions ou disent avoir signé mais sans envie malgré des rapports alarmistes depuis 2001, les autres se réfugient derrière la question du chômage.
Parce qu'il ne faut pas oublier qu'elle s'était exprimée, la mine, elle avait prévenu : « Elle grinçait », disent les mineurs. « Elle était mauvaise, méchante. »
L'Etat n'a pas fait de cadeau, mais son devoir
Ne nous leurrons pas. Le Chili n'a pas fait de cadeau aux mineurs. Il a fait son devoir, n'ayant jamais assuré son rôle de contrôle de la sécurité d'un certain secteur minier (de petite et moyenne taille). Fermant les yeux sur tous les abus. Aujourd'hui, les 33 et leur joie d'être vivants et hors des entrailles de la Terre, cachent la réalité de leur monde, celui que dénoncent les manifestants sur la place de Copiapó.
Il suffit de se tourner vers un passé, pas si lointain, et se remémorer le 21 décembre 1907 : ce jour-là, l'armée tirait sur plus de 14 000 mineurs boliviens, chiliens et péruviens, manifestant dans le port d'Iquique pour dénoncer les conditions inhumaines de travail et les salaires ridicules. 2200 à 3600 personnes, femmes et enfants y ont laissé leur vie.
Photos : les foreuses de la mine san José, le « campamento Esperanza », un vrai petit village sorti de nulle part ; la mine Galleguillos, voisine de San José (Cristina L'Homme/Rue89).